Il y quelques jours, j’ai posté sur mon site un article de l’écrivain et journaliste algérien Kamel Daoud: « Ce pourquoi je ne suis pas « solidaire » de la Palestine » http://simonesusskind.be/2014/israel-hamas-polemique/
Je pensais que le point de vue d’un intellectuel du monde arabe était extrêmement important en ces jours de guerre.
Je pense que ces voix libres et indépendantes sont d’une importance capitale.
Je voudrais partager avec mes lecteurs le point de vue d’un autre intellectuel, écrivain et dramaturge algérien, Mohamed Kacimi en réaction à l’article de Kamel Daoud :
Etre solidaires des Palestiniens sans céder au réflexe tribal
Collabo, harki, sioniste, sale juif, kafir, mécréant, apostat, vendu, youpin, traître, salaud, r’khis, lâche, sale rabbin, merdeux, valet de BHL, suppôt d’Israël… “ Voilà les qualificatifs dont on affuble Kamel Daoud, chroniqueur et romancier algérien, sur les forums. Quel crime a commis l’auteur pour être ainsi traîné dans la boue ? Les premiers jours de l’attaque de Gaza, il a écrit une chronique où il annonce qu’il n’est pas solidaire de la Palestine : ” Non, donc, le chroniqueur n’est pas solidaire de cette “solidarité” qui vous vend la fin du monde et pas le début d’un monde, qui voit la solution dans l’extermination et pas dans l’humanité, qui vous parle de religion, pas de dignité, et de royaume céleste, pas de terre vivante ensemencée. “
N’est-ce pas le droit de chacun de se sentir concerné ou pas par une cause ? N’est-on pas libre d’être indignés ou pas, concernés ou pas ? La cause palestinienne serait-elle devenue le sixième pilier de l’islam ? Sommes-nous libres de fermer les yeux sur les massacres de Syrie et d’Irak, mais contraints d’afficher urbi et orbi notre solidarité avec le peuple palestinien, sous peine d’être jetés en pâture à la foule ?
Ces derniers jours, tous les esprits sont chauffés à blanc par Al-Jazira. Cette chaîne vit du commerce des cadavres. Elle a une passion pour les morgues, ses caméras ne sortent jamais des ambulances et des tombes. Elle vend la mort à des foules arabes dont le futur se résume au ” châtiment de la tombe “. Depuis le début de la guerre de Gaza, la rue arabe se range comme un seul homme derrière le Hamas, et le mouvement islamiste est devenu aux yeux des intellectuels arabes de gauche un mouvement de libération.
On compte désormais les roquettes qui partent de Gaza en se disant que Jérusalem va tomber dans les prochains jours ! Bien entendu, Al-Jazira, la chaîne de production d’islamistes en continu, sort l’artillerie lourde. Elle diffuse en boucle l’image des enfants victimes des explosions dans les hôpitaux de la ville et fait intervenir des experts miliaires, qui jurent que les Brigades Al-Kassam sont en train de dépasser en technologie l’armement israélien.
Et dans les foyers de Ramallah, de Beyrouth ou de Rabat, les familles exultent. Al-Jazira ment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, car la chaîne qatarie sait que les Arabes sont de grands rêveurs. En 1990, ils rêvaient de voir les missiles de Saddam Hussein raser New York. En 2006, ils baptisaient ” Saladin ” l’ennemi chiite Nasrallah, car il leur avait promis de raser Tel-Aviv, alors qu’en fait il participait à la vitrification du Liban. Et les revoilà portant leurs espoirs sur les pétards d’un mouvement intégriste qui a plongé Gaza dans le Moyen Age.
Plutôt que d’annoncer à ses millions d’âmes qu’ils vivent dans des pays soumis à des régimes totalitaires, religieux, obscurantistes, sans libertés, parqués jour et nuit dans des mosquées, où on leur apprend à haïr la liberté, les femmes, la vie, les autres, la chaîne qatarie préfère crier haro sur Israël, sur l’ennemi sioniste, c’est plus facile, c’est à la fois un antalgique et un antidépresseur. Du paysan du Rif aux ” cailleras ” du ” 9-3 “, tout le monde en reprend. Il faut être franc. Israël a parfois bon dos ! Depuis 1948, s’il n’existait pas, les régimes arabes l’auraient inventé pour justifier la faillite de ce monde qui, de Rabat à Bagdad, n’est qu’un vaste goulag avec les mosquées pour miradors et les barbus à la place des kapos.
Contrairement à Al-Jazira, qui parle d’effusion du sang arabe et musulman à Gaza, je ne pense pas avoir de sang musulman et arabe dans mes veines, mais du sang humain tout court. Je ne partage pas l’opinion de Kamel Daoud, mais je dis qu’il a raison, qu’il a parfaitement raison de ne pas se sentir concerné par la situation du peuple palestinien. Je dis cela, alors que cela fait plus de vingt ans que je travaille dans les territoires palestiniens, vingt ans que je parcours les camps de réfugiés du Yarmouk de Damas à ceux d’Alep, de Bordj Al-Barajneh de Beyrouth à Mieh de Saïda, de Balata à Naplouse à celui de Jénine.
J’étais en mai à Gaza et je retournerai à Gaza dès que ses portes s’ouvriront. Mais la solidarité avec les Palestiniens ne relève pas de la solidarité tribale. Elle doit être un acte réfléchi, responsable, fait en connaissance de cause et non un réflexe identitaire et religieux, comme c’est le cas aujourd’hui.
Comme le dit Kamel Daoud, la cause palestinienne a été tellement dévoyée par les régimes arabes et par les partis islamistes qu’elle a perdu sa valeur aux yeux des jeunes générations. Loin d’être une cause politique, la Palestine est devenue un défouloir collectif, on arbore son nom, on le crie dans les rues arabes et dans les mosquées quand on sent que la virilité arabe est en cause. Car dans cet imaginaire collectif, gangrené par le religieux, le mot Palestine ne renvoie ni à une géographie ni à une histoire, mais à une frustration collective.
Et qu’on arrête aussi avec la solidarité arabe, et là je rejoins Kamel Daoud. Il faut de temps à autre balayer devant sa propre porte. Depuis 1970, il y a cent fois plus de cadavres palestiniens dans les placards des royaumes et républiques arabes que dans les caves de l’armée israélienne.
Mais poussons les choses plus loin, certes, Israël est une démocratie pour les siens, les juifs, et un régime ségrégationniste pour les Arabes, qui applique une politique coloniale, barbare, criminelle et absurde.
Cependant, et pour être honnête, il convient de dire qu’il vaut mieux être, aujourd’hui, palestinien dans un camp de Khan Younès ou de Balata, où l’on a une identité, un ennemi, un bout de terre que l’on estime à soi et pour lequel on est prêt à mourir, que d’être palestinien dans un camp à Beyrouth ou à Damas, où, là, on n’est pas censé ne pas exister depuis 1948.
Les lois libanaises interdisent l’achat de propriétés immobilières à ” tous les étrangers originaires de pays non reconnus par le Liban “. Une formule tarabiscotée pour désigner les Palestiniens. D’autres lois interdisent aux Palestiniens d’exercer quelque 73 métiers, certaines empêchent un Palestinien de détenir un passeport, de voyager, d’essayer d’oublier la terre promise en échange d’une vie normale. Comme quoi la ” fraternité arabe ” a ses limites.
Etre solidaire de la Palestine aujourd’hui, c’est oublier le réflexe atavique et grégaire, la solidarité du sang. Aimer la Palestine, c’est s’abstenir à jamais de crier ” Mort à Israël ! ” ou ” A mort les juifs ! ” Ni la haine ni la mort de l’autre ne peuvent faire vivre la Palestine.
C’est faire l’effort non pas de nier, mais de comprendre Israël dans ses réalités, ses contradictions et son histoire. Plutôt que d’exclure l’autre, il convient de l’apprendre par cœur. C’est aussi tenter de comprendre le judaïsme, avec ses fulgurances, ses joies et son questionnement perpétuel et qui, loin d’être l’antithèse de l’islam, n’en est que l’enfance, au bout du compte.
Enfin, je reviens à Kamel Daoud qui, depuis un moment, fait cavalier seul et c’est en cela qu’il dérange, qu’il se fait traîner dans la boue : il ne pense pas comme les autres ! Il pense contre les autres, contre les siens, contre lui-même. Enfin, un auteur ! Aux yeux des Arabes, le poète est celui qui parle au nom des siens, au nom de la tribu. Kamel Daoud ouvre une voie nouvelle dans la littérature algérienne, il parle en son nom propre, il ne parle pas au nom des autres, des Algériens, et encore moins des Arabes et des musulmans. Enfin, c’est un individu, un intellectuel, un romancier échappé aux griffes de la tribu, qui se fiche des mots de la tribu parce qu’il a les siens et qu’il peut dire merde ! à la tribu. Il peut prendre la route à contresens, penser à rebrousse-poil. Tout le monde le hait. Tant mieux, c’est la preuve qu’il a raison. Qu’il est sur la bonne voie. Il est libre, Kamel, et nous qui le lisons le sommes avec lui.
Mohamed Kacimi
Ecrivain, dramaturge
Paru dans Le Monde du 26 juillet 2014