Vous avez toutes les deux exercé des responsabilités importantes au sein de la communauté juive. Cet engagement communautaire constitue-t-il un atout ou un obstacle à votre carrière politique ?
Simone Susskind : J’ai été la première femme à présider une organisation communautaire en Belgique et Viviane Teitelbaum a été la première femme à présider le CCOJB. C’était déjà une étape importante pour la place des femmes dans la communauté juive. En ce qui me concerne, cet engagement communautaire n’a jamais été un obstacle pour mon implication dans la vie politique. Grâce à la présidence du CCLJ que j’ai assumée entre 1985 et 1996, j’ai bénéficié d’une reconnaissance médiatique qui a elle-même suscité l’intérêt du monde politique. C’est comme cela que le PS m’a sollicitée pour me présenter aux élections européennes en 2004, alors même que je n’avais jamais eu l’intention de me lancer en politique.
Viviane Teitelbaum : On est avant tout le produit d’une histoire et en ce sens, c’est un atout. Le monde politique nous sollicite donc pour ce qu’on a fait. Et en ce qui me concerne, c’était clairement marqué par des activités au sein du monde juif, que ce soit en tant que rédactrice en chef de Regards ou en tant que présidente du CCOJB. C’est notamment lorsque je me suis battue pour que la loi de compétence universelle soit modifiée que Daniel Ducarme, alors président du MR, m’a proposé de me présenter aux élections de 2003. Je ne suis pas naïve et je suis pleinement consciente qu’au début des années 2000, tous les partis recherchaient des candidats issus de différentes communautés à placer sur leurs listes. J’ai d’ailleurs été sollicitée par d’autres partis ! Je ne pense donc pas que cette situation soit un atout pour la démocratie : quand la démocratie fonctionne bien, il n’est pas nécessaire d’aller chercher une personne qui représente une communauté. On devrait en réalité voter pour un ou une candidat(e) qui possède le plus large dénominateur commun et dont on partage les valeurs politiques.
Vous êtes candidates au Parlement bruxellois. Celui-ci doit-il refléter la sociologie ethnoculturelle bruxelloise, quitte à favoriser le communautarisme ?
S. Susskind : J’ai le sentiment que la situation a évolué par rapport au début des années 2000. Il est vrai que les partis recherchaient des faiseurs de voix au sein de ces différentes communautés. Etant donné leur importance, le PS a privilégié les communautés marocaine et turque. Mais avec le processus d’intégration, cette approche communautariste des partis politiques perd progressivement de sa pertinence. Les nouvelles générations de Belges d’origine marocaine ou turque abordent la question de la représentativité de manière différente que leurs aînés. Ils sont prêts à voter pour des candidats qui n’appartiennent pas nécessairement à leur communauté respective.
V. Teitelbaum : Je ne partage pas l’optimisme de Simone. Oui, le Parlement bruxellois reflète la sociologie bruxelloise. Mais en démocratie, ce sont les préoccupations des citoyens qui doivent être représentées. Et ces préoccupations peuvent être très bien défendues par des élus dont l’identité ethnoculturelle est différente de l’électeur. Ce n’est parce qu’on est d’origine marocaine, turque ou juive qu’on va nécessairement bien relayer les préoccupations des Bruxellois dans leur ensemble et qu’on le fera avec efficacité. Tout comme il ne faut pas être juif pour combattre l’antisémitisme.
S. Susskind : Je n’ai pas encore siégé au Parlement bruxellois, mais il serait intéressant que des élus d’origine magrébine ou turque s’attaquent aussi au problème de l’antisémitisme. Je suis convaincue que cette évolution est en marche. De la même manière, les élus juifs doivent dénoncer vigoureusement les discours et les actes racistes.
V. Teitelbaum : Siégeant depuis dix ans au Parlement bruxellois, je peux dire que les rares élus juifs de cette assemblée combattent le racisme et les discriminations dans une approche universaliste. Malheureusement, la réciprocité ne fonctionne pas dans le chef des élus d’origine marocaine ou musulmane. On peut commettre des crimes de masse au Congo, un pays dont les liens avec la Belgique sont incontestables, et aucune motion ni résolution ne sera déposée au Parlement bruxellois. S’il y a en revanche un seul mort à Gaza, on aura droit à des motions en séance plénière accompagnées de discours haineux sur la communauté juive.
Les débats au Parlement bruxellois ne sont-ils pas marqués par une focalisation disproportionnée sur le conflit israélo-palestinien ou Israël, alors que ces pro-blé-matiques ne figurent pas parmi les compétences essentielles de la Région Bruxelles-Capitale ?
S. Susskind : Cela peut se produire, mais je suis néanmoins convaincue qu’on peut y échapper lorsqu’on explique bien qu’il ne faut pas faire d’amalgame entre Israël et les Juifs de Belgique. J’ai pu le voir dans les scores que j’ai réalisés lors des scrutins précédents dans des communes où vivent beaucoup de citoyens d’origine marocaine ou turque. Ce n’est pas facile, mais il faut sans cesse travailler sur les préjugés et déconstruire les stéréotypes.
V. Teitelbaum : La focalisation est réelle et à chaque fois, j’ai le sentiment d’être assignée à résidence identitaire. Lorsque la situation se détériore entre Israéliens et Palestiniens, on me colle une étoile sur le front dès que j’arrive dans l’hémicycle. On ne vit pas dans un monde de Bisounours où il suffit de dire qu’on va déconstruire les préjugés et les stéréotypes. J’ai été confrontée à plusieurs
reprises à des parlementaires PS et Ecolo tenant des discours d’une violence inouïe. Il y a donc des sujets sur lesquels il est très difficile de prendre la parole, surtout si on est juif. Il y a quelques années, lorsque j’ai rappelé qu’Israël était une démocratie, je me suis fait siffler de l’extrême droite jusqu’à la gauche du Parlement bruxellois. Pire, je ne pouvais même pas terminer une phrase. Un jour, Mohamed Daïf (PS) a même terminé une intervention à la tribune du Parlement bruxellois en criant « Vive la Palestine ». Je dois malgré tout reconnaître que ces dernières années, la tension a baissé. Mais je ne me fais aucune illusion, car c’est surtout le conflit en Syrie où le nombre de morts et de victimes est particulièrement élevé qui est au cœur de l’actualité. Quand je vais sur le terrain et que je prends la parole en expliquant que je suis juive attachée à Israël, je me heurte souvent à des réactions hostiles, que ce soient des insultes ou des menaces. J’ai vu sur internet des détournements de mon affiche électorale où ma tête avait été remplacée par un cochon avec l’inscription « Sionismo No » ! Quand un politique juif n’est pas identifié anti-israélien, il est vite perçu comme une « crapule sioniste ».
S. Susskind : Je ne suis ni naïve ni Bisounours. Je m’affirme toujours comme sioniste et je prends bien soin d’expliquer ce qu’est le sionisme. Je ne nie pas que certains m’insultent et ne supportent pas qu’on puisse être sioniste, mais dans la plupart des cas, je ne suis pas confrontée à cette hostilité. J’ai été interviewée pendant une heure sur la télévision marocaine où j’ai expliqué mon sionisme et mon identité juive laïque. Les responsables de la télévision m’ont ensuite dit qu’ils avaient eu des échos excellents de cette émission, à l’exception des islamistes.
Des accords de coopération entre Israël et la Région Bruxelles-Capitale ont été signés en 1998 et ratifiés en septembre 2000. Que pensez-vous de la suspension de ces accords par le Parlement bruxellois depuis 2002 ?
S. Susskind : Beaucoup d’Israéliens ouverts, progressistes et très critiques à l’égard de l’action de leur gouvernement pensent qu’il est important que les politiques en Europe signifient au gouvernement israélien que la seule démocratie du Moyen-Orient ne respecte pas les règles fondamentales de la légalité internationale. Ne siégeant pas au Parlement bruxellois, je n’ai pas suivi les débats sur la suspension de ces accords entre Israël et la Région-Bruxelles Capitale. En revanche, je suis fondamentalement opposée au boycott d’Israël et à des initiatives comme BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions). Il est par ailleurs absurde de boycotter des intellectuels ou des artistes israéliens qui font la richesse de la société israélienne. C’est dans cet état d’esprit que je siégerai au Parlement bruxellois si je suis élue.
V. Teitelbaum : Depuis que je siège au Parlement bruxellois, je m’efforce de relancer les accords de coopération entre la Région bruxelloise et Israël. J’ai tout essayé : des interpellations, des ordres du jour motivés et une proposition de résolution cosignée par d’autres députés. Rien n’y fait. A chaque fois, c’est rejeté en bloc par la majorité PS, CDH et Ecolo. Même les missions économiques et multisectorielles en Israël font l’objet d’interpellations systématiques visant à les annuler. Il faut préciser que ces accords de coopération portent sur la recherche scientifique et industrielle. Des projets entre des universités belges et israéliennes ont été bloqués par ce gel. C’est absurde et c’est aussi choquant, car entretemps, des accords de coopération entre la Région Bruxelles-Capitale et l’Algérie, Moscou, l’Arabie Saoudite, la Chine ou le Maroc sont signés. Autant d’Etats qui bafouent les droits de l’homme ou de la femme ! Et jamais, vous ne trouverez un seul député pour dénoncer de tels accords. Même depuis l’annexion de la Crimée, personne n’a osé déposer la moindre motion visant à suspendre les accords avec Moscou. Le gel des accords avec Israël est donc le fruit d’une indignation sélective et il s’agit bien d’un boycott d’Israël soutenu par le PS, le CDH et Ecolo. C’est inacceptable.
Simone Susskind a présidé le Centre communautaire laïc juif (CCLJ) de 1985 à 1996. Elle a pris de nombreuses initiatives dans le domaine de la paix entre Israéliens et Palestiniens. Présidente-fondatrice de l’association « Actions in the Mediterranean », Simone Susskind a réuni des femmes européennes et des femmes du Sud de la Méditerranée en vue de construire avec elles des stratégies permettant un partage plus équitable des rôles et des responsabilités dans leurs sociétés. Elle est candidate sur la liste socialiste (PS) pour le Parlement bruxellois aux élections du 25 mai 2014.
Ancienne rédactrice en chef de Regards, Viviane Teitelbaum a présidé le Comité de coordination des organisations juives de Belgique (CCOJB) de 1998 à 2001. Députée bruxelloise libérale (MR) depuis 2004, elle est échevine aux Finances et à la Propreté publique de la commune d’Ixelles depuis 2012. Féministe, elle préside depuis 2010 le Conseil des Femmes francophones de Belgique. Viviane Teitelbaum est candidate sur la liste libérale (MR) pour le Parlement bruxellois aux élections du 25 mai 2014.